Un univers de charbon et de cendre qui dessine les fragments d’histoires oubliées, Joséphine Perrot, entre souvenirs et morceaux de réel, ouvre les portes de l’âme. Cette jeune artiste scénographe, lauréate du Prix de l’Académie des Beaux-arts de Liège en 2023 pour son Travail de Fin d’Études, nous plonge au cœur de l’intime. Rencontre.
→ Quel est ton rapport avec ce terme d’« artiste » ? À quel moment, dans ta tête, tu t’es dit artiste ? Est-ce que c’est quelque chose de figé qui a comme toujours été là ou bien un processus mouvant de rapport à soi et à la création ?
Mon rapport avec le terme d’artiste est assez compliqué, il va beaucoup varier selon comment je me sens et comment j’évolue à un moment précis dans la vie. Donc est-ce que je me sens artiste ? Ça va dépendre. Je vois un peu l’artiste comme le personnage énigmatique, celui qu’on ne sera jamais vraiment, celui qui aurait comme mieux comprit que les autres. Je crois que y’a des moments où je vais me sentir un peu un imposteur et d’autres moments où je vais me dire mais en fait, je suis une artiste, sinon quoi d’autre ? Mais je crois que je suis plus à l’aise justement avec ce qualificatif d’« artiste scénographe » et pas seulement « artiste » ou pas juste « scénographe ». Ça rend compte du fait que je suis touche-à-tout quelque part, sans limite de format, de médium, c’est plus englobant et puis je me sens plus légitime comme ça. D’ailleurs, c’est une question complexe celle d’être « artiste scénographe », parce que les scénographes ne sont pas vu comme des artistes telle que l’académie l’entend. La scénographie, c’est pas tout à fait un art et en même temps, c’est pas autre chose. Ça vient construire un projet artistique plus global. Quand tu travailles dans la scénographie, t’es pas tout à fait maître de ce que tu vas faire, puisque ça implique plusieurs personnes. Mais c’est remuant de traiter avec d’autres humains pour créer.
« Je pense que ce qui m’a le plus remué, c’était de découvrir que j’avais quelque chose entre les mains. »
→ Quel est le projet artistique qui t’a le plus remué dans ton processus créatif ?
Je pense que ce qui m’a le plus remué, c’était de découvrir que j’avais quelque chose entre les mains. Et que les autres me disent que j’étais une artiste, ça aussi, c’était remuant. Je dirais que c’est un peu quand j’ai commencé à faire ces grands formats au fusain. Ça m’a fait me dire qu’il y avait quelque chose à poursuivre et que je n’avais pas atterri au mauvais endroit. Donc, quand je pense à projet artistique personnel, c’est clairement le début de ces grandes frises au fusain qui m’ont retourné, que je n’ai pas lâché et qui ont été une révélation pour moi. Émotionnellement ce projet de fusain justement, il était très fort pour moi parce qu’il faisait remonter plein de choses de mon histoire. C’était un peu la première fois que je trouvais une manière de la raconter comme je voulais.
« Quand tu regardes les frises, y’a mes traces de pas, y’a mes traces de mains, y’a mes traces de corps. »
→ Ton travail est une exploration minutieuse, révélant les mémoires et les âmes comme des vestiges en cendres. D’ailleurs, tu travailles beaucoup au fusain. On retrouve dans ton travail un effet carbonisé comme si l’œuvre et le matériau prenaient sens ensemble pour créer un univers. C’est venu comment ce travail au fusain ?
Je crois que ce qui me plaisait, c’est que c’était sale. Souvent les personnes qui travaillent au fusain mettent une feuille sous leurs mains pour ne pas salir la feuille blanche en dessous, parce que c’est salissant le fusain. Moi, je crois que je me suis éclatée dans le fait de me lâcher avec la matière. Ce n’était plus un stylo ou un pinceau, c’était une matière objet. Le fusain devenait une matière intéressante parce que c’était un peu de la cendre, c’était quelque chose qui me salissait moi, qui salissait le papier et quand tu regardes les frises, y’a mes traces de pas, y’a mes traces de mains, y’a mes traces de corps. C’est venu aussi parce que je crois que je fais pas dans la délicatesse en fait, moi. Et que donc ce qui me plaisait, c’est que tu avais comme, en premier, ces figures qui étaient du dessin au fusain, sur ce papier blanc qui lui était toute une question. Au départ j’avais peur de le salir ce papier blanc et en fait, ce fut évident quand j’ai vu ce que ça donnait, quand je me lâchais et que je ne faisais pas attention à salir, à pas salir, à gommer, à pas gommer. Le travail prenait corps grâce, au fond, à ce qui était juste des traces de passages avec cette saleté noire, c’est suie de cheminée. D’ailleurs, souvent le fusain, tu le fixes avec du fixateur pour que ça ne bouge pas et moi, j’aimais de ne pas le fixer parce qu’à chaque fois que je re-roulais le papier et que je le déroulais, il y avait encore quelque chose qui se passait. Ça laissait à chaque fois une emprunte donc le dessin n’était jamais terminé.
→ Sur ton feed instagram, on te voit travailler et on sent un soin particulier porté sur la gestuelle, tes mains en train de faire. Tu travailles sur des grands formats où tout le corps est mobilisé, est-ce que pour toi le corps est central dans ton processus créatif ?
Effectivement, le corps est central parce que c’est lui qui donne l’énergie pour le faire. Je pense que j’ai besoin de passer le corps pour créer. Mais particulièrement sur les frises, je crois qu’il fallait justement que ça soit plus grand que mon corps puisqu’il allait témoigner de mon travail dans le réel sur ce support qu’est le papier. Il prenait toutes les traces de l’artiste au travail et en même temps les traces de ce que je voulais raconter dans ces dessins. Il y avait presque quelque chose de la performance.
→ Ton travail de fin d’étude semble nous relater les fragments d’une histoire, de souvenirs. Est-ce que tu travailles à partir d’une histoire ?
Oui, je crois toujours, et c’est ça le problème parce que quand j’ai plus d’histoire, j’arrive plus à m’y mettre. Et puis, en fait, on croit qu’on a plus d’histoire, mais on en a toujours des histoires. Mais parfois, les histoires, tu sais pas comment les raconter. Les gens cherchent à comprendre une histoire et on te demande souvent : « qu’avez-vous voulu dire ? » mais moi, je me suis raconté une histoire finalement inconsciente. Tu mêles des choses, de la réalité, de la fiction et ça devient compliqué de répondre à ce que ça veut dire. Mais concernant mon travail de fin d’études ce sont concrètement des morceaux d’histoires. Je me suis servie d’une histoire puisque, au départ, je ne savais pas quoi raconter à ce moment-là. Alors, je me suis emparée d’une histoire qui n’était pas la mienne pour pouvoir raconter quelque chose de la mienne. Tu racontes forcément des choses que tu as déjà vu, des jambes tendues déjà connues. C’est propre à chacun parce que chacun à son histoire, sa culture, son univers et ses souvenirs et ses odeurs. Finalement, dans une œuvre, tu racontes une histoire qui prend sens par la temporalité. Le passé, c’est l’histoire comme elle s’est passée, le souvenir. Le présent, c’est comment, en tant qu’artiste, tu la racontes et la construis, cette histoire. Et le futur, c’est ce que le spectateur va en faire, comment il va s’en emparer et la continuer dans le temps. Par exemple pour mon TFE, j’avais fait une marre de charbon au sol et en fait tout le monde marchaient dedans. Le public repartait, avec sous leurs semelles le charbon, qui venait dessiner leurs empreintes autre part, et continuer l’œuvre ailleurs, au futur.
Loïse Felice
Pour suivre son travail, Joséphine Perrot est présente sur son compte instagram.