« Le meilleur du polar anglais avec l’efficacité narrative américaine » (L’Express)

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La série American Crime créée par John Ridley et diffusée sur la chaine familiale ABC depuis le 5 mars 2015 s’emploie à moderniser et complexifier la représentation des conflits raciaux aux Etats-Unis. Présentée comme une anthologie où saison une et deux traitent d’une agression différente (un meurtre, un viol), la série met en exergue une épaisseur dans la psychologie des personnages qui se veut ambigüe, notamment avec deux mères de famille: Barb Hanlon (saison une) et Terri LaCroix (saison deux), jouées respectivement par Felicity Huffman Regina King. Barb est cette mère de famille très « WASP » qui use du racisme pour se délivrer d’une souffrance : la perte de son fils. Terri, afro-américaine appartenant à une classe sociale aisée – élément rare à la télévision – et donc à l’abri de potentiel de conflits liés à son origine, est confrontée à une réalité sociétale lorsque son fils est accusé de viol et menace la place de la famille sur l’échelle sociale.

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Barb Hannon (Felicity Huffman) et Terri LaCroix (Regina King)

La coexistence raciale est ici inédite sur une chaine familiale : blancs, afro-américains, mexicains, arabes amènent une diversité certaine dans le paysage culturel et télévisuel américain. Cependant, montrer des personnages fictionnels issus de minorités n’est un pas un gage de « non-racisme » ; les sitcoms ethniques ou les séries policières par exemple, ont utilisé beaucoup de personnages noirs et hispaniques mais sous un angle caricatural et à tendance manichéenne (le « méchant noir » contre le « bon blanc »). Or les deux saisons actuelles d’American Crime démontrent l’inverse : des personnages controversés et une complexité scénaristique comme dispositif de représentation des failles de la société américaine.

Origine de la série: l’affaire Trayvon Martin

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Le soir du 26 février 2012, Trayvon Martin, adolescent noir de 17 ans est assassiné par balle dans les rues de Sanford en Floride. L’auteur du crime est un latino-américain nommé George Zimmerman, qui travaille comme agent de surveillance dans la résidence privée où Trayvon se trouve ce soir-là. Persuadé que le jeune garçon préparait une agression ou vendait de la drogue, Zimmerman a expliqué son geste comme de la légitime défense ancrée dans les mœurs américaines du stand-your-ground law (la loi « défendez votre territoire »). L’homme s’est ainsi trouvé acquitté à deux reprises. Après une réévaluation de la situation et la découverte du casier judiciaire vierge de Trayvon, l’histoire est remise en question et la conclusion est la suivante : le jeune homme était simplement au téléphone avec sa petite amie et s’apprêtait à rentrer chez lui.

La mise en liberté de Zimmerman provoque une suite de manifestations pour dénonciation de crime raciste, soupçonné également par le Président Obama. La polémique enclenche une suite d’actions véhémentes dans le pays : vengeance et nouveau meurtre à Chicago, démission du chef de police qui n’a pas arrêté Zimmerman. L’homme est finalement inculpé le 29 mai 2012 pour homicide.

George Zimmerman waits for court to start on the eighth day of his trial, in Sanford, Florida, Wednesday, June 19, 2013. Zimmerman is accused in the fatal shooting of Trayvon Martin. (Joe Burbank/Orlando Sentinel/MCT via Getty Images)

Cette affaire est révélatrice d’un climat de suspicion racial vif aux Etats-Unis : parce qu’il est noir, qu’il porte une capuche et à l’air de « traînasser », Trayvon a été victime de la stéréotypie du jeune gangster, du délinquant noir des pourtours urbains, vendeur de drogue. Cette affaire fait tristement écho à la récente polémique du crime raciste de Michael Brown en Août 2014 à Ferguson (Missouri) : un jeune afro-américain non-armé est abattu arbitrairement par un policier blanc, alors qu’il marchait dans la rue.

Approche sociologique, complexité de la représentation raciale et la place du network

Les faits d’actualité étudiés sous le prisme télévisuel donnent autant de matière et d’ingrédients pour créer une fiction réussie qui tâtonne entre différents points de vue anti-manichéens sur la question du crime racial et de l’interconnexion compliquée entre les communautés minoritaires au sein de la société américaine. Nourrissant un scénario alambiqué entre la naissance du sentiment raciste par la souffrance de mères d’origines différentes et la réalité des jeunes de couleur, la psychologie des personnages offre une vision anti-holiste de la société : chaque individu défend sa cause personnelle tout en impactant sur l’ensemble sociétal. Cette approche liée à l’individualisme méthodologique, mettant en lumière les travaux des sociologues Max Weber ou encore Raymond Boudon en France, fait écho à l’analyse que l’on peut faire de la série The Wire (David Simon pour HBO) qui traite avec une approche quasi-documentaire la problématique raciste dans un terrain de recherche bien précis : la ville de Baltimore.

« Chaque série est envisagée non pas comme un miroir de la société mais comme un dispositif qui reflète des manières de voir et qui peut donc bouleverser les stéréotypes »

Cette pensée fiskienne de la télévision reprise par Olivier Estèves pour l’appliquer à la série, considère ce médium comme une véritable thèse qui rend compte du racisme en articulant des messages, en insufflant de l’idéologie au scénario. Ces « séries-thèses » sont habituellement diffusées sur des réseaux câblés car la violence des images et la complexité de la trame narrative ne peuvent s’employer à satisfaire un public large. Or American Crime est diffusé en prime-time sur la chaîne dite « grand public » ABC : une avancée remarquable donc, signifiant que la chaîne et la FCC (Federal Communications Commission) n’ont pas exercé une censure sur le programme.

« The viewing public has clearly expressed an interest in seeing diversity in their living room, but do they really want to see it treated in this heavy, serious manner? » (Darnell Hunt, director of UCLA’s Ralph J. Bunche Center for African American Studies)

Cependant, malgré un succès certain, il arrive fréquemment que ce genre de séries reconnues comme difficilement accessibles et basées sur des représentations communautaires ne restent pas longtemps en diffusion sur une chaîne de broadcasting – ou de diffusion de masse. La série de Bryan Fuller Hannibal qui, malgré une reconnaissance critique quasi-unanime, a dû se retirer de NBC et cesser sa production car son contenu devenait trop « dérangeant » pour la chaine familiale. Felicity Huffman, endossant le rôle d’une mère blanche endeuillée et d’une directrice de lycée dans la saison deux a elle-même avoué avoir pensé qu’il était impossible que la série puisse être montrée sur ABC. Nous pouvons alors ouvrir le débat suivant : une mutation de la série sur HBO ou AMC ne serait-elle pas la bienvenue pour garantir la prospérité d’American Crime ? Ou serait-ce un pas en arrière dans la stratégie novatrice et tout à fait respectable qu’a choisi ABC en diffusant un programme aux connotations communautaires ?

Sources :

Ouvrage:

Olivier Estèves, Sébastien Lefait. « Introduction », in La question raciale dans les séries américaines, Presse de Sciences Po, Paris, 30 Octobre 2014. P10.

Articles:

Greg Braxton, «ABC’s American Crime series pushes hot button of race, culture » Los Angeles Times. 27 février 2015. Consultée le 25 Février 2016.
URL: http://www.latimes.com/entertainment/tv/la-et-st-abc-american-crime-race-culture-20150301-story.html

Marjolaine Jarry. « le choc « American Crime », Teleobs. 31 janvier 2016. Consulté le 25 février 2016. URL : http://teleobs.nouvelobs.com/actualites/20160126.OBS3385/le-choc-american-crime.html

Nils et Benjmain. « Pilote d’American Crime : « Le meilleur du polar anglais avec l’efficacité narrative américaine ». L’Express. 10 Mars 2015. Consulté le 25 Février 2016.
URL : http://www.lexpress.fr/culture/tele/american-crime-le-polar-coup-de-poing-d-abc-arrive-sur-canal-series_1659643.html

« Affaire Trayvon Martin : George Zimmerman acquitté » Le Monde. 14 Juillet 2013. Consulté le 25 Février 2016.
URL : http://www.lemonde.fr/ameriques/article/2013/07/14/proces-zimmerman-le-jury-fait-part-de-ses-doutes-sur-l-accusation-d-homicide_3447365_3222.html

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