© Lorraine Gehl, photo prise sur son terrain de recherche

Explorant la pratique des jeux vidéo au sein des situations de précarité, Lorraine Gehl, chercheuse en sociologie au Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires de Toulouse (LISST), interroge également sa position en tant que femme chercheuse en sociologie du numérique.

➔ Est-ce que tu peux te présenter et nous raconter ton parcours ?

Je m’appelle Lorraine et je suis doctorante en 2ᵉ année de thèse à l’université de Toulouse Jean Jaurès en sociologie. Ma thématique de recherche s’articule autour de la précarité et la pratique des jeux-vidéo : « les joueurs et joueuses de jeux vidéos en situation de précarité dans le Finistère et en Occitanie ». J’ai fait une licence en ethnologie et art vivant et par la suite, j’ai poursuivi avec un master en anthropologie à l’EHESS. Mon projet de mémoire portait sur les mouvements écologiques et féministes. J’ai pu développer mon terrain de recherche à partir d’un collectif féministe et écologiste créé avec une amie la même année. J’ethnographiais mon quotidien quelque part, c’était enrichissant mais aussi très insécurisant puisque très proche de ma vie personnelle. Entre le master et la construction de mon sujet de thèse, j’ai ressenti le besoin de m’éloigner des questions féministe et écologiste car c’était trop proche de moi.

« La recherche est aussi un prétexte pour prolonger mes questionnements. »

➔ Comment as-tu décidé du sujet de ta thèse ? Est-ce qu’il a été motivé par cette volonté de ne plus travailler sur des thématiques trop proches de toi ?

J’ai un peu pris du recul par rapport à ça (rire). J’ai toujours besoin de réfléchir à ce que je défends par ma pratique de la sociologie. Alors l’idée de maintenir une distance ne tient pas, car la recherche est aussi un prétexte pour prolonger mes questionnements. Pour revenir à la construction de mon sujet de recherche, à la fin de mon mémoire, j’ai découvert la science-fiction féministe. J’ai aussi participé à l’organisation d’une table ronde sur Futur, genre et technologie. J’avais donc déjà plongé dans le domaine de la science-fiction et des technologies au prisme des questions de genre, et j’ai souhaité élargir la perspective aux questions de classe sociale. Et surtout ma recherche ne s’est pas uniquement basée sur une approche théorique. C’est plutôt la découverte de lieux qui mettait à disposition du matériel numérique et les rencontres avec les personnes qui les fréquentent qui ont façonné le sujet de ma thèse. Et puis ça restait proche de moi puisque je suis issue de classe populaire. Même si en fin de compte, avec le financement de ma thèse et mon parcours académique, je ne suis plus rattachée à une classe populaire et ça vient poser d’autres problématiques aussi.

« Dans le contexte du terrain (…) j’y retrouve beaucoup plus qui je suis. »

➔ Comment tu gères cette ambivalence de la position de chercheuse à la fois académique d’une part, et sur le terrain avec les participant.es d’autre part ?

Effectivement, les codes du langage académique sont assez particuliers et complexes puisque tout doit être conceptualisé. C’est différent du langage sur le terrain, qui est même un enjeu essentiel pour accéder aux informations, parce qu’un ethos trop ancré dans le milieu académique aurait probablement limité mon accès de manière significative. Et puis personnellement, c’est plus difficile pour moi de traduire l’expérience du terrain en langage universitaire que de m’immerger dans le contexte du terrain parce que j’y retrouve beaucoup plus qui je suis. À l’inverse du milieu universitaire où la question de ma légitimité a toujours présente puisque c’est un milieu élitiste qui renvoi à ta position de classe.

➔ Est-ce que tu as le sentiment d’avoir davantage éprouvé cette sensation d’illégitimité en lien avec ta classe sociale plutôt qu’avec ton genre ?

Les deux sont imbriqués. Le sentiment d’illégitimité que je ressens traverse différentes sphères de ma vie, étant fragilisé par des questions liées à la fois au genre et à la classe sociale. Mais il est vrai qu’on partage ce sentiment d’illégitimité en tant que femme ou minorité de genre, surtout dans le cadre de la thèse où l’on est poussées à affirmer des positions. La hiérarchisation est aussi marquée entre les titulaires et les doctorant.e.s. et le genre vient amplifier cette dynamique, faisant de la condition de femme et de doctorante des facteurs de vulnérabilité. Ça ne concerne pas directement la sociologie en soi, mais les sciences existent à travers les personnes qui les font. Et actuellement, la majorité des individus qui occupent des postes importants et dont les voix sont les plus entendues sont majoritairement des hommes cis blancs. Je pense que les épistémologies féministes avec une méthodologie plus axée sur le « care » peuvent permettre de dépasser ces limites. Alors même si la perspective de poursuivre dans la recherche ne m’enchante pas toujours, est-ce que ça veut dire laisser ces mêmes personnes faire perdurer le même système ?

➔ Et est-ce que tu envisages une continuité après la thèse dans la recherche ?

Les sciences humaines et sociales m’ont beaucoup apporté, elles façonnent notre compréhension du monde et elles poussent à se positionner et à se mobiliser. Mais les logiques de marché, la compétitivité et la chasse aux postes qui se recoupent à la fois dans le salariat et dans le milieu de la recherche, m’angoissent profondément. Alors j’ai pas envie de lâcher la sociologie mais le format académique du travail de chercheur.euse ne me correspond pas toujours. Avec une amie, on avait envisagé la possibilité de créer un laboratoire de recherche indépendant, possiblement dans une zone rurale ou en tout cas localisée. Par exemple, des associations de recherche comme « Le Tamis » à Marseille, ancrées dans une anthropologie féministe et coopérative et basée localement avec des enquêtes indépendantes, ça me parle plus !

En savoir plus sur sa recherche :

« Les joueurs et joueuses de jeux vidéos en situation de précarité dans le Finistère et en Occitanie »

Le questionnement qui sous-tend cette recherche est celui-ci : comment les personnes qui ont peu de moyen font pour pratiquer les jeux vidéos (ruses, stratégies, techniques de débrouille comme le prêt ou l’échange). Et plus généralement, elle se demande : qu’est-ce que la précarité fait à la pratique du jeu vidéo et en retour, qu’est-ce que la pratique du jeu vidéo fait aux situations de précarité ?

En construisant son terrain autour des questions de précarités et de la pratique des jeux-vidéo, Lorraine Gehl s’engage dans une perspective sociologique qui explore la vie des personnes invisibilisées. Sa démarche vise à mettre en lumière des pratiques peu légitimes dans des contextes de précarité. « En contrastant avec la recherche menée par une amie sur vivre de peu en milieu rural, où les participant.es expriment plus de fierté et compétences à leur adaptation. Les participant.es des milieux urbain, souvent plus démunis, n’ont pas la même reconnaissance pour leurs pratiques.

Ainsi, rencontrer les individus sur leurs passions ou leurs loisirs, comme la pratique des jeuxvidéo, lui permet alors de focaliser sa recherche sur ces pratiques parfois peu légitimes intégrées aux quotidiens des participant.es en situation de précarité. « Personnellement, j’apprécie particulièrement la sociologie qui s’intéresse aux pratiques qui sont parfois considérées comme pas dignes d’intérêt, les pratiques invisibles chez les personnes invisibles justement. »

Loise Felice

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